S’épanouir dans sa profession est une aspiration forte pour beaucoup d’entre nous. Mais parce que nous n’exerçons pas le bon métier ou que nous l’exerçons dans de mauvaises conditions, cela n’est pas toujours possible. Quelles sont les vraies raisons de nos frustrations professionnelles ? Et comment remettre le travail à sa juste place ?
« Un châtiment pour le péché originel, que l’on s’efforçait d’accomplir le plus rapidement possible puis d’oublier dans l’alcool et la religion »… C’est ainsi qu’était autrefois perçu le travail, raconte Alain de Botton, écrivain et journaliste, auteur de Splendeurs et misères du travail. Le siècle des Lumières a radicalement changé la donne. « Tandis qu’Aristote ne concevait pas que l’on puisse être heureux en étant obligé de gagner sa vie – notre liberté s’accommodant mal de la contrainte –, les philosophes du XVIIIe siècle ont vu la possibilité de trouver une forme d’épanouissement dans l’exercice de son métier. » Aujourd’hui, c’est une obligation culturelle. « Dans notre société de l’accomplissement personnel, le travail est devenu l’un des principaux vecteurs de la réalisation de soi », confirme le sociologue Vincent de Gaulejac. Au point que même lorsque nous occupons un emploi qui ne nous passionne pas, nous cherchons à y trouver un intérêt. Notre conception du travail est désormais intimement liée à une notion d’enrichissement personnel. « Idéalement, nous aspirons à mettre à profit une part précieuse de nous même pour en tirer un revenu confortable, constate Alain de Botton. Cela paraît simple. C’est monstrueusement compliqué. » Car dans la réalité, « ce qu’un employeur attend d’un salarié, ce n’est pas qu’il se fasse plaisir – même s’il l’y encourage –, mais qu’il contribue à la rentabilité de son affaire, l’un n’étant pas toujours compatible avec l’autre », observe Vincent de Gaulejac.
Ne pas se réduire qu'à son activité
« C’est parce que nous y mettons beaucoup de nous-même que le travail nous expose à la déception, voire à de profondes blessures narcissiques, poursuit le sociologue. Car s’il arrive que notre prestation ne convienne pas, c’est notre personne tout entière qui ne fait plus l’affaire. » Plus un métier nécessite d’aptitudes créatrices ou relationnelles, plus cette confusion entre la valeur d’un individu et celle de son travail est fréquente. Et nous sommes les premiers à l’entretenir lorsque, par exemple, « nous questionnons les personnes que nous rencontrons sur leur activité, en présumant que nous allons ainsi découvrir quelque chose de leur identité », indique Alain de Botton. Mais aussi en nous accrochant à la notion de vocation. « Cette forme idéalisée de l’accomplissement professionnel est en réalité une supercherie, estime Pierre Blanc-Sahnoun, coach et psychothérapeute. Car ce métier de passion auquel nous nous croyons destiné est le plus souvent un emprunt : un hommage à un parent ou à un ancêtre, que nous tentons de rendre en reprenant le flambeau de ses désirs contrariés. » Quoi qu’il en soit, ne pas exercer l’activité dont nous rêvions est une souffrance bien réelle.
Éric, 35 ans, se voyait dessinateur de presse et s’est retrouvé à concevoir des emballages. « J’avais l’impression de ne pas être reconnu pour ce que j’étais profondément », confie le jeune homme, qui a fini par démissionner. Terriblement frustrants, ces renoncements dus à une mauvaise orientation ou à la nécessité de gagner sa vie conduisent à une « dévalorisation de l’image de soi difficile à restaurer », pense la psychanalyste Marie-Hélène Brousse.
Avoir le sentiment d'être utile
Exercer le métier de son choix mais dans de mauvaises conditions est un autre motif d’insatisfaction. Françoise, 39 ans, infirmière en hôpital psychiatrique : « On nous demande d’améliorer les relations avec le patient, d’être plus rentables dans le soin, et on nous supprime des postes. La contradiction est intenable. » Les situations qui engendrent des conflits intérieurs sont nombreuses : ne pas parvenir à équilibrer travail et vie privée (les femmes savent à quel point cet exercice est délicat), se trouver face à un dilemme entre sa mission et ses valeurs… Georges, 62 ans, ancien directeur des ressources humaines dans une entreprise de télécommunications, a ainsi été contraint de procéder à des licenciements qu’il désapprouvait. « J’en ai perdu le sommeil », assure-t-il.
« Ce qui nous réjouit, à la fin d’une journée de travail, c’est d’avoir pu amener une amélioration dans la vie de quelqu’un, affirme Alain de Botton. Il ne s’agit pas nécessairement de grands changements. Huiler un gond, aider à retrouver un bagage perdu peuvent être très gratifiants… L’industrialisation a rendu plus abstrait ce sentiment d’être utile. Contrairement aux artisans d’autrefois, qui connaissaient leurs clients, les ouvriers des usines de biscuits, par exemple, ont perdu le bénéfice de connaître ceux qui se régalent de leur production… »
« Lorsque le travail perd son sens éthique, moral, logique, nous faisons taire notre sensibilité, mais le malaise se répercute sur notre vie privée et notre santé », prévient Philippe Davezies, chercheur et enseignant en médecine et santé du travail à l’université Claude-Bernard, à Lyon. « D’où l’absentéisme, d’où la dépression, ajoute Marie-Hélène Brousse. Surtout si quelque chose, dans l’exécution de notre tâche, entre en contradiction avec une exigence profondément ancrée dans notre éducation », comme d’être contraint, pour tenir les délais, de ne pas être trop regardant sur la qualité, alors que l’on a été élevé dans la valorisation du travail bien fait.
Prendre de la distance
« Aujourd’hui encore, deux conceptions du travail s’affrontent, résume Alain de Botton. Schématiquement, celle héritée de la classe ouvrière, pour qui travailler n’est qu’un moyen (de nourrir sa famille, de s’offrir du temps libre), et celle héritée des classes moyennes, qui l’envisagent comme une fin en soi, une condition indispensable au bonheur. En temps de crise, la première vision a tendance à l’emporter, on se réjouit d’avoir du boulot, quel qu’il soit. » Un pragmatisme qui n’interdit pas de vouloir améliorer sa situation professionnelle, sans attendre pour autant qu’elle comble totalement.
« Première étape : faire un pas de côté pour parvenir à réfléchir », recommande Nathalie Bouclier, coach en entreprises. Quelques jours d’arrêt peuvent permettre de casser le rythme et de commencer à identifi er les difficultés : quels sont nos besoins (de structure, d’équipe, de créativité) et nos principales frustrations (manque de liberté, de reconnaissance) ? Quels sont les avantages et les inconvénients du poste que nous occupons (responsabilités, salaire, qualité de vie…) ? « Posez-vous une question toute simple, suggère la coach : si vous deviez tout quitter demain, qu’est-ce qui vous manquerait le plus ? » En négatif, des évidences s’imposent : les collègues, le lieu…
Parfois, il suffira de modifier quelques paramètres (déplacer son bureau, travailler chez soi un jour par semaine…). Mais, souvent, « on s’aperçoit que l’on s’est toujours déterminé en fonction des pressions extérieures, non de ses besoins ». Dès lors, c’est ce sentiment de souveraineté qu’il faut s’attacher à restaurer, « en s’autorisant à formuler ses envies, même les plus folles, de manière à ranimer l’énergie », encourage Nathalie Bouclier. Un bilan de compétences peut s’avérer utile pour transformer ses rêves en objectifs réalistes.
Chercher le bonheur ailleurs
« Ce qui pèse le plus, ce ne sont pas les conditions objectives dans lesquelles nous travaillons, mais le regard que nous portons sur notre activité, pointe Alain de Botton. Quand la souffrance s’installe, un travail de détachement est indispensable. » Au besoin, on cherchera en thérapie « ce qui, dans notre histoire, nous conduit à accepter ou à rejeter un travail sur lequel d’autres portent un regard très différent du nôtre », conseille Marie- Hélène Brousse. Trouver quelles injonctions familiales, quelles fragilités dans l’estime de soi ont orienté notre parcours peut nous aider à faire évoluer la situation.
« Remettre le travail à sa juste place est vital, certifie Marie Hélène Brousse. Il faut accepter le fait que le travail idéal n’existe pas, que la vie professionnelle n’est pas tout et que l’on ne peut pas tout avoir en même temps. » Ce qui manque à notre travail peut et doit être cultivé ailleurs. Carole, 46 ans, conseillère pédagogique, s’est inscrite dans une chorale : « Depuis que je chante, mes difficultés professionnelles reprennent des proportions acceptables, elles ne m’envahissent plus autant… » Alain de Botton se dit « très marqué par ce précepte de saint Augustin qui dit que juger un homme par sa position sociale est une faute. Nous devons nous rappeler que nous étions des individus de valeur avant de commencer à travailler et que nous le serons encore bien après avoir cessé de le faire ».